LE SPORT REPUBLICAIN

L’espace public est saturé de sport : l’actualité rappelle ce fait en faisant renaître l’idéologie du « black-blanc-beur » à la faveur de l’Euro 2004 de football tandis que les JO d’Athènes sécrètent la peur.


Les politicards et le sport

Dans le contexte des élections européennes, il n’y a pas seulement que le rat-ffarien qui botte en touche pour mieux ne pas parler du score minable de son parti. Le PS fait de même puisque à l’annonce de la victoire de la France contre l’Angleterre (Euro 2004), la seule chose originale qu’avait à dire Fabius était : « Formidable ! ». De même, le député au conseil général des Hauts-de-Seine, Gilles Catoire, maire de Clichy-la-Garenne, s’est fendu d’un tract où il écrivait : « Après la victoire (sic) du PS à Clichy, je suis heureux d’aller soutenir l’équipe de France à Santo Tirso ». Le seul projet politique qui semble se dessiner pour tous ces politicards de droite comme de gauche réside dans le sport, et dans le football en particulier. Ce n’est pas un hasard puisque ces démagogues veulent gérer au mieux l’ordre des choses régnant : tous les moyens populistes sont bons pour leurs fins particulières qui consistent à aller d’élections en élections. Le sport est politique, mais plus que jamais la politique est définitivement devenue un spectacle sportif. Face aux contradictions de la société : chômage, travailleurs pauvres, abstentions massives, révoltes, conflits « ethnico-religieux », il est toujours bon de feindre la maîtrise en claironnant le refrain de l’excellence du « modèle d’intégration à la française », et donc de prendre l’air de dignes héritiers de Saint-Just. C’est ainsi que, tout naturellement, le sport constitue pour le gratin de la République une occasion de rêve pour assurer « la cohésion nationale » (souvent appelée « cohésion sociale »).


La République mise à mal


Malheureusement, le fameux match France-Algérie qui avait lieu le samedi soir 6 octobre 2001 (peu de temps après les attentats islamistes du 11 septembre) a fait voler en éclats cette belle idée d’une harmonie de la nation grâce au sport. De quoi s’agissait-il ? Les organisateurs de ce match amical avaient voulu signifier que la guerre d’Algérie était terminée et, de manière positive, que l’on pouvait maintenant faire la fête « tous ensemble ». Il y avait là tout un parterre républicain : le premier ministre, la ministre des sports, les représentants officiels du football français. Le match commence mal puisque La Marseillaise est copieusement huée et que des projectiles sont envoyés en direction dudit parterre. L’Algérie est en train de perdre lorsque, à la 76e minute, des supporters (nombreux) envahissent le terrain avec les drapeaux de l’Algérie. Tout le monde est surpris, et l’appel au calme de la ministre des Sports et du président de la fédération française de football [1] ne font que tomber dans le ridicule. « La fête est gâchée », comme disent tous les commentateurs. Du coup, un front républicain, qu’aucune élection n’arrive jamais à constituer, se met massivement et durablement en branle. Et il fallait voir la haine qui se déchaînait dans l’hémicycle du palais Bourbon à propos de cette soirée ! Quelques mois plus tard, la République haussa le ton en condamnant sévèrement près d’une vingtaine de personnes. Des intellectuels tentèrent, sous le choc, de « comprendre ». C’est un réel « traumatisme national » qui reste dans toutes les mémoires et qui fait passer la défaite de Diên Biên Phu pour une rigolade en comparaison.L’édifice républicain chancelait. Tout ce qui se réclame de la France subissait une crise existentielle face à ce vacillement qui devenait trop visible.


Le sport, école de citoyenneté ?


Prévenir ce genre d’attentat était dans toutes les têtes républicaines et prenait un caractère d’urgence. Quel meilleur lieu de prévention que l’école, pilier indéfectible de la République française ? C’est peut-être ainsi qu’il faut interpréter la sacralisation médiatique de « la laïcité » : une manière de hausser le ton face à des actes qui ne peuvent que passer pour des incivilités inacceptables. L’hypothèse d’une influence déterminante de ce match dans la « restauration de l’autorité  » républicaine est sans doute osée, surtout qu’il y a eu entre-temps une élection présidentielle constituant un autre facteur non négligeable, mais c’est pourtant un domaine qui mériterait d’être étudié plus systématiquement que les divers commentaires auxquels ce match a donné lieu. En tout état de cause, la République s’enseigne, et le lieu de prédilection pour cela est l’école.« Le sport ne saurait à mes yeux être facteur de ségrégation et d’exclusion. Le sport doit faire partie de notre République », a pu dire Jean-François Lamour, ministre des Sports, le 28 octobre 2003 lors d’une audition de la commission sénatoriale « Stasi ». Cette « commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République » a produit un rapport dont la conséquence a été l’adoption d’une loi puis d’une circulaire d’application concernant l’école. Plus tard, le même Lamour a dit, lors de la « cérémonie » de présentation de la « délégation française » pour les JO d’Athènes, le mercredi 5 mai 2004 : « J’ai réaffirmé avec force que le sport doit jouer tout son rôle et s’inscrire dans le pacte républicain.  » Cette conception populiste de la République est basée sur la confusion des finalités propres au sport : la recherche de la performance par une compétition physique avec celle de l’éducation : le développement de la personne. Et c’est comme un seul homme que toute l’élite de la nation reprend en cœur cette sorte d’« idéologie française ».Avec « 2004, année européenne de l’éducation par le sport », les recteurs, les inspecteurs, les professeurs et les maîtres d’école peuvent transmettre dans le cadre de « l’éducation à la citoyenneté », « les valeurs sportives ». Des textes officiels incitent à réaliser des projets dans ce sens. La France, via son président, son ministre des Sports, veut une sorte « d’exception culturelle » pour le sport qui serait une référence dans le monde. Construire une « éthique sportive » française et européenne constitue le projet de ces élites républicaines (de sécurité ?). On convoque pour cela des spécialistes ès « laïcité » pour expliquer la profonde analogie entre les lois de « l’état de droit » et les règles du sport. Le résultat de toutes ces gesticulations c’est une ode à la République sportivisée qui se traduit par le sacro-saint triptyque : liberté (« le dépassement de soi »), égalité (« le fair-play   »), fraternité (« la fête », « la trêve olympique »). L’éducation civique est la discipline qui est bien entendu convoquée pour cet «  enseignement du sport républicain ». Mais elle n’est pas la seule puisque l’éducation physique compte jouer son rôle en la matière. Elles deviennent d’ailleurs « deux disciplines transversales » [2] dans les programmes nationaux. L’estampille étatique du bon sport se construira grâce aux multiples partenariats qui s’échafauderont sur fond de décentralisation. De gentils professeurs d’EPS, soucieux de citoyenneté sportive dans leurs cours, pourront ainsi travailler main dans la main avec des agences locales du Comité international olympique (organisation réactionnaire s’il en est !) au sein de comités d’éducation à la santé et à la citoyenneté, eux-mêmes une émanation des conseils d’administration des collèges et lycées. Avec le sport, chaque citoyen sera à même de vivre dans une démocratie formelle. Dès le plus jeune âge, on apprendra que quelles que soient les décisions de l’arbitre, on ne conteste pas sa décision !


Les raisons d’une critique


En conclusion de ce qui précède, il faut au contraire réaffirmer :
— Que le sport « est l’opium du peuple » [3]. Cette thèse critique [4] reste d’actualité parce que ceux qui voient le sport comme une pratique neutre (un jeu ?), oublient qu’il est un obscurcissement réactionnaire de la conscience, qu’il contribue de manière déterminante à empêcher toute émancipation socio-politique, qu’il est d’abord là pour faire rêver les humbles.
— Que son caractère soi-disant « éducatif et social » (sic) reste encore à démontrer. Ce n’est là qu’une pétition de principe bien française. Il est au contraire structuré comme une guerre : le bellicisme, les morts, la barbarie, le militarisme, l’autre comme ennemi. Il exclut et favorise la ségrégation, n’en déplaise aux républicains sportifs. Par sa recherche sans fin de la performance, le sport organise systématiquement la sélection d’un corps d’élite et, par définition, hiérarchise des types humains où l’égalité n’a pas droit de cité. Le sport, par ses diverses techniques, impose une norme corporelle rendant déviants tous ceux qui n’y correspondent pas.
— Que la profession de foi sportive est basée sur une contradiction : diffuser la croyance selon laquelle l’activité physique peut être en même temps source de plaisir (le jeu), de bien-être (la santé) alors que l’intentionnalité qui prime est la recherche de la victoire sur l’autre (domination). Ceci à l’adresse des « éducateurs sportifs » qui veulent former des sportifs indifférents à la victoire.
— Qu’il est faux de faire l’analogie entre le sport et la vie qui aurait, elle aussi, besoin de règles pour que les requins ne se mangent pas les uns les autres. Les fédérations sportives, pour faire leur publicité, disent qu’elles sont « école de vie » (sic). Mais c’est la vie rétrécie à la dimension de la concurrence économique à laquelle répond la compétition sportive. La vie du stade est un horizon indépassable seulement pour l’imaginaire sportif.

Dans ces conditions, pourquoi ne pas siffler la Marseillaise ?

Un attaquant


[1] On lira avec le plus vif intérêt l’article suivant : Patrice Lestrohan, « Claude Simonet : le footocrate », Le Canard enchaîné, n° 4364, 16 juin 2004, p. 7.

[2] Conseil national des programmes, Qu’apprend-on au collège ? Cahier des exigences pour le collégien : pour comprendre ce que nos enfants apprennent, Paris, CNDP/XO Éditions, 2002, p. 155.

[3] Karl Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel : Introduction, février 1844.

[4] L’Opium sportif : la critique radicale du sport de l’extrême gauche à Quel Corps ? (Textes présentés par Jean-Pierre Escriva et Henri Vaugrand), Paris, L’Harmattan, 1996.

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