LE SIFFLET ENROUE, N° 20
Paraissant au bon vouloir de son auteur,
Présentement, le jeudi 8 juin 2006


L'édition de Libération datée du vendredi 2 juin 2006 est consacrée au Mondial de football se déroulant en Allemagne. En cela Libération ne déroge pas au dogme sportif repris par tous ses confrères : comme en 1998, personne ne peut vouloir comprendre ce phénomène sans se passionner. Les articles de la foi sportive exigent cette attitude et nulle autre.

Cette édition contient un supplément commun avec une autre revue très tendance consacrée au «  sport roi »: « So foot ». On y touve notamment un interview de l'intellectuel de gauche italien, Antonio Négri que l'on connait en France depuis l'essor de l'altermondialisme.

Negri, dans une prose très décontractée, en vient à justifier tel quel le football en tenant des propos confusionnistes bien à la mode. Tous les poncifs sportifs sont recrachés par cette bouche. « Mais le foot n'est qu'un jeu » dit-il pour justifier la revendication de son implication aveugle. La guerre peut aussi être considérée comme un jeu : comme le foot elle a ses règles, sa théorie, ses héros, ses fins stratèges, ses boulversements, ses initiatives audacieuses (dimension ludique).

Dans la même catégorie (poncifs sportifs), l'intellectuel en crampons avance que le hooliganisme ne vient pas du football mais lui est extérieur : « mais c'est un phénomène lié à la violence urbaine ». On croirait entendre les RG français qui s'expriment ... Comme à chaque fois, quand des drames surviennent dans les stades ou à leurs abords, les idéologues du sport dédouannent toujours le foot, accrochés qu'ils sont à leur passion favorite. Mais pour qui veut raisonner un tant soit peu, il faudrait se demander pourquoi le fascisme se sent comme dans son élément dans les stades ? Peut-on dire la même chose pour les concerts de musique ? Y-a-t-il dans ces situations un tel quadrillage policiers ?

Un autre élément d'analyse concerne le rapport du foot à la politique. Là, chez Négri, tout se confond : les mots finissent par ne plus rien dire. Le club de Livourne est « extrême-gauche » et ses acteurs « (...) sont originaux ... Ce sont des nostalgiques, des ultra-gauche ». Beugler dans un stade avec un son degôche est donc considéré, si l'on comprend bien, comme un acte politique allant dans le sens du courant marxiste appelé « ultra-gauche » ... Antonio Négri veut sans doute reconnaître ainsi que le foot est politique. Politique ? Seulement au sens de la politique que mène la FIFA : gestion du confinement des foules dans les enceintes sportives.

« Il est très dangereux de penser qu'il [le foot] peut être un élément de mystification ». Pour qui ? Il n'explique pas pourquoi. Il ne semble pas lui venir à l'esprit que la passion pour le foot puisse être tout autant dangereuse ... C'est sans doute cohérent avec cette autre imbécilité : « il ne faut pas prendre trop au sérieux l'organisation économique d'un club » . Bref, le travail des juges sur le Calcio est vain. Quand on sait que « l'organisation économique » de tout club connu est maffieuse et que pour cela l'institution sportive hait les fouille-merdes, on peut se demander au nom de qui parle cet intellectuel. Classiquement un intellectuel devait aider à penser le réel grâce à la production de concept, il se devait de se départir des « allant-de-soi » et autres préjugés. Il faut croire que l'époque a les intellectuels qu'elle mérite ...

Antonio Négri invente une cohérence bien particulière dans cet interview puisque d'après lui « le sport est très important pour révéler la consistance matériel des rapports sociaux (...) ». On pourrait croire à une contradiction avec les propos analysés plus haut puisqu'il s'agissait justement de ne pas chercher midi à quatorze heures : ne pas s'intéresser à l'organisation économique de l'institution sportive, ne pas en savoir plus sur l'exploitation capitaliste spécifique au sport qui génère des « rapports sociaux » eux-même spécifiques. En effet, si on le suit, le sport est à prendre tel quel : ce n'est pas lui qui est à analyser, c'est la société. Ainsi, il est équivalent à la pensée : comme elle, il défriche et révèle, il éduque la conscience. Bref, critiquer le foot c'est empêcher de révéler le sens contemporain de la vie sociale.

Pour éviter de tomber dans le délire négriste où la pensée marche sur la tête, il faut remplacer le mot « révéler » de la phrase précédente par cet autre : « mystifier ». De plus il est nécessaire de rompre avec cet autre poncif sportif qui considère le sport comme une sphère séparée de « la société » où l'interaction est amputée puisqu'elle agirait unilatéralement : de la société maléfique vers le bon foot. Tout marxiste devrait savoir que le sport est un tout en mouvement et que ce dernier ne peut pas se comprendre sans son intégration à cet autre tout nommé il y a maintenant fort longtemps : « capitalisme ».

Or Négri est marxiste donc il débloque. Certes, c'est un marxiste particulier puisqu'il s'est inscrit très tôt comme le rappelle le préambule de l'article dans « l'operaismo »: ce renouvellement de l'analyse de classe de la société italienne. Operaismo veut dire ouvrier en italien mais on ferait une erreur en traduisant opéraismo par « ouvriérisme » qui a une connotation négative en français alors que c'était tout le contraire en Italie : il s'agissait tout simplement de donner un autre contenu à la politique que celle, dominante, qui se pratiquait alors après la deuxième guerre mondiale : celle du Parti Communiste Italien, des syndicats ouvriers, tous marqués par le réformisme. La classe ouvrière ne devait pas seulement être conçue comme dépendante du capital mais tout autant et même principalement comme motrice des évolutions de la société moderne italienne. A l'époque, l'ordre du jour était de changer le monde; c'était ça la politique.

Négri a ensuite développé ses analyses au-delà du strict cadre théorique de cette école. Que l'on soit d'accord avec lui ou pas, il manifeste sous cet aspect une tentative réitérée de réflexion, de développement de la pensée. Sur le football par contre, il est comme cet autre marxiste italien, dirigeant de la Quatrième internationale trotskyste : Livio Maitant, maintenant décédé. Comme lui, il est un supporter degôche : « nous étions des supporters de gauche qui nous installions dans la curva du stade ». Certes, des supporters concurrents, puisque Négri soutient le Milan AC tandis que Maitant soutenait la Lazio de Rome. Le même club qui voit fleurir ces saluts nazis ...

Si l'on suit les propos négristes, il faut sans doute considérer que le football est une simple affaire de goût, de couleur et d'opinion ... Comme l'antisémitisme ?

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