Ce texte a servi de support à une intervention faite dans le cadre du Festival des Résistances et des Alternatives à Paris 2011. Il s'agissait en particulier d'une soirée-débat précédée de la projection d'un film de Tony Richardson adaptée du roman d'Alan Sillitoe, La solitude du coureur de fond, [1960], Paris, coll. « Points », Seuil, 1963. Cette soirée qui a réunit une bonne quarantaine de personnes d'horizons divers, a fait l'objet d'une rediffusion pendant l'été sur la radio Fréquence Paris Plurielle.


L’INSTITUTION SPORTIVE

« Le sport excite le goût de la violence. Et le culte de la force fait aimer les fripouilles. Le sportif qui dénonce la corruption est conspué dans tous les stades et n’a plus qu’à se faire oublier. Le public siffle parfois les simulateurs sur le terrain mais ne veut rien entendre de l’honnêteté simulée des résultats. Le sport encourage les formes d’hypocrisie »
Gustav Caroll, Contre le sport. A ne pas lire en survêtement, Paris, Anabet, 2008 ; p. 68.

En toute bonne logique il est nécessaire de procéder à une définition des termes d’un propos si l’on veut dialoguer. L’argumentation doit particulièrement prendre garde à ce moment lorsqu’il est question de sport parce que ce dernier est le lieu par excellence d’une polysémie qui englobe une variété considérable de pratiques physiques.

Qu’est-ce que le sport ?

Son trait caractéristique est la compétition physique codifiée par des règles produites bureaucratiquement par les fédérations. Le sport est d’ailleurs l’institution de la compétition physique. Contrairement aux idées reçues, il n’est pas tant une activité physique où l’on sue, une pratique sociale traitée statistiquement par des sociologues, un moyen neutre utilisé par les éducateurs (animateurs, entraîneurs, professeurs), ou même l’astreinte à laquelle chacun s’oblige (en privé ou en public) pour se maintenir en « forme » (de quoi ?).

C’est sa portée politique qui permet de comprendre ce qu’il est dans les sociétés où règne le mode de production capitaliste. La domination qu’il exerce sur n’importe quelle activité physique qu’il s’évertue à s’approprier, tient pour une part à son idéologie (écrits, discours, images, représentations sociales). C’est ainsi que seul le haut niveau avec ses champions, ses enjeux, donne le « la » pour les pratiques situées dans le plus bas niveau. Son empire dépasse le strict cadre du terrain pour coloniser l’imaginaire (rêves, projets). Il constitue une médiation aliénée de la vie quotidienne : quel enfant ne s’identifie pas aux vedettes sportives du moment ? Quel moment de la vie courante échappe au monde sportif (jeux vidéo, vêtements, sexualité, rythme social, architecture) ? En retour, la circulation à très grande vitesse des images (impasses ?) sportives fait turbiner le capitalisme moderne.

L’un des enjeux idéologique du sport provient d’une confusion instituée qu’il s’agit de dissoudre. Est-il possible de distinguer deux aspects :

— les mécanismes spectaculaires : « la foule en liesse », l’adhésion consensuelle, la dramatisation liée à la compétition, la polarisation visuelle grâce à la technologie audio-visuelle, la saturation sportive de l’espace publique, le quadrillage d’exception des moments sociaux ;
— les mises en jeu du corps à travers des pratiques physiques plus ou moins codifiées : de la pratique de loisir, aux exercices matinaux pour le « réveil musculaire » ? Est-il possible de réserver l’usage du mot « sport » seulement pour le premier aspect (même s’il n’est sans doute pas possible de séparer les deux) ?

En effet, quoi de commun entre une partie de foot entre copains au pied d’un immeuble ou sur la plage et une finale de Coupe du monde ? C’est de cette confusion que naît l’emprise sportive. Créer l’adhésion à partir du vécu sportif de tout un chacun. Agréger les individus pour les constituer en foule, polariser l’attention sur des objectifs étrangers aux intérêts de ces mêmes individus, susciter des besoins artificiels à même de donner un coup de fouet aux échanges marchands. Est-il nécessaire de rappeler que dans un combat idéologique, les mots du pouvoir ne sont pas neutres, qu’ils ont une fonction politique et que le projet d’émancipation doit les prendre au sérieux ?

Le sport de compétition globalisé

A son commencement, le sport se distingue de tous les exercices physiques et jeux qui pouvaient exister auparavant, que ce soit au Moyen Age ou au moment de l’antiquité grecque. Le phénomène sportif puise ses traits essentiels de l’époque à laquelle il est né : celle du capitalisme industriel. La société moderne, entrée dans sa phase industrielle, se caractérise par la mécanisation de l’exploitation de la force de travail (usine, concentration urbaine), le machinisme des techniques de production.

Le sport est empreint de ces caractères : c’est le principe de production et de rendement qui est redoublé à travers le sport. La chaîne froide qui lie sélection, entraînement, compétition, record reproduit le temps chronologique du cycle productif. La rationalisation du corps dans le procès sportif tient sa signification de la production : systématisation, automatisation et répétition des gestes, spécialisation des fonctions, décomposition analytique du mouvement. Les exercices systématiques propres au sport, l’effort physique de « dépassement de soi », se comprennent à travers la production industrielle. Une certaine vision du monde avec sa norme s’incruste ainsi dans les plis du corps : celle de la production matérielle et de l’utilitarisme. Ainsi, standardiser l’espace, mesurer les performances physiques, chronométrer les déplacements et mécaniser les gestes, classer de manière hiérarchique les corps en fonction des résultats enregistrés du mouvement, sont des éléments analogues au travail de l’ouvrier.

Ces traits sportifs ne pouvaient exister avant : tout au plus existaient les présupposés du sport mais ils n’ont pu prendre leur pleine existence seulement à travers la production marchande à grande échelle caractérisant la société bourgeoise. C’est à travers ce cadre historique que le sport prend son sens politique et social.

Or, l’un des noyaux particulièrement virulent de l’idéologie sportive se résume à travers les variations autour du fameux « idéal sportif » : un esprit parcourrait le temps et l’histoire en restant immuable… On aura reconnu un effet constant de toute idéologie : la naturalisation de ce qui ne peut qu’être historique.

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Ce qui est ici critiqué c'est le sport en tant que système politique et économique : non pas tant l’investissement corporel d’une personne avec ses motivations propres. Après tout, certains ont du plaisir au travail, d’autres jouissent à la guerre. Faut-il pour autant épargner ces institutions sous prétexte que les goûts et les couleurs ne se discutent pas ?

L’arme de la critique ne porte pas de jugements moraux sur les choix de tel ou tel individu mais creuse des galeries souterraines au sein de cette société pour la corroder ; elle sait attendre son heure pour faire parler la critique des armes. La théorie critique du sport y contribue.

Employer le mot « sport » pour n'importe quelle activité physique est un abus de langage qui sert le consensus : faire endosser par l’individu moyen la vision du monde sportive. Produire des effets d’inconscience politique pour mieux accepter les rets du capital.

Grouchos

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